Le diagnostic et les clichés d’imagerie scientifique révèlent, sous l'épais vernis oxydé et opaque, une mise en œuvre complexe rompue par l’altération chimique et l'abrasion des pigments (notamment dans les ombres au cuivre des carnations, les reprises ou bien l'or en coquille du halo elliptique partiellement disparu), l’intervention d’une seconde main dans le pan du manteau bleu qui habille l’épaule, un surpeint de pudeur (angle du coussin couvrant le sexe de l’Enfant qui est peint en dessous) et un état d’inachèvement (genoux de la Vierge ; pieds de l'Enfant ; repentirs restés visibles ; etc).
« " " [... « [...] Des connaisseurs ont examiné longuement cette ‘ Vierge à l’œillet ’. Tous ont été unanimes à la déclarer d’une grande beauté et digne d’avoir été peinte par Raphaël lui-même. » (1936) "Recherchée depuis des siècles, la Vierge à l'œillet de Raphaël se trouverait à Nice" article paru dans L'éclaireur de Nice (1936) par Pierre Borel, critique d’art, rédacteur en chef de "l’Éclaireur de Nice"
LES "INACHEVÉS DE FLORENCE" ET "LA MADONE DE SIENNE"
(EXTRAIT DU PRÉ-RAPPORT D'EXPERTISE (2021) DE LAURE CHEVALIER (PHD)
" Vasari précise qu’en acceptant la proposition de décorer certaines salles du Vatican, Raphaël abandonna tous ses travaux qui étaient en cours, en particulier ceux commencés peu de temps avant son départ pour Rome (fin de l'été 1508) qui ne pouvaient être achevés en raison du temps nécessaire à leur bonne exécution. Le spécialiste E. Müntz mentionnait également ce problème de temps d’exécution chez le Sanzio : « il n’est aucun juge impartial qui ne reconnaisse que Raphaël, même comparé à ses successeurs, ait été un coloriste de premier ordre. L’importance qu’il attachait à cette partie de la peinture était telle qu’elle lui a fait compromettre la durée de maints de ses ouvrages. » La mention suivante nous permet d’apprécier les modalités de la production picturale de Raphaël, notamment la conception et l’exécution simultanées de plusieurs tableaux : l’émissaire d’Alphonse d’Este, en 1519, rapporte que l’atelier de Raphaël est rempli de tableaux à différents stades de conception ou d’exécution, dont certains restent des années durant appuyés contre le mur. Raphaël avait même laissé en Ombrie et à Florence des projets inachevés, tels que La Madone au Baldaquin, datée de 1508, restée inachevée jusqu’en 1700.
Vasari signale encore, dans sa Vie de Raphaël, parmi les Madones à l’Enfant exécutées par le maître d’Urbin avant son départ pour Rome : « une autre (Madone) qui, par la suite, fut envoyée à Sienne, et lorsque Raphaël quitta Florence, fut remise à Ridolfo del Ghirlandaio pour en terminer la draperie bleue ». Dans sa Vie de Ridolfo, David et Benedetto Ghirlandaio, Vasari revient sur cet épisode et précise : « […] Raphaël, dans l’obligation de se rendre à Rome à l’appel de Jules II, lui [i.e. Ridolfo del Ghirlandaio] confia le soin de terminer la draperie bleue et quelques petites choses qui manquaient à une Vierge commandée par des gentilshommes siennois. Le tableau, achevé par Ridolfo avec beaucoup de diligence, fut envoyé à Sienne. » Ce témoignage de Vasari mérite toute notre attention, certes avec les réserves qui s’imposent compte-tenu des décennies qui séparent Ses vies des faits qu’il rapporte.
Ce tableau de Raphaël que cite Vasari reste à identifier parmi les Madones à l’Enfant du maître urbinate, faute de correspondance matérielle sur les œuvres déjà analysées (absence d’hétérogénéité de la technique picturale dans l’exécution de la draperie bleue). Elle a longtemps été assimilée à La Belle Jardinière, signée et datée de 1508 ; mais comme les examens physico-chimiques ont révélé l’homogénéité du manteau bleu, le tableau du Louvre ne peut pas correspondre. La Madonna Colonna de Berlin a également été proposée, en raison précisément de son caractère inachevé. Mais là-aussi, les études ont montré l’homogénéité des draperies bleues. La date d’exécution que l’on assigne à La Madone aux œillets de Raphaël, qui fluctue généralement entre 1506 et 1508, invite à s’interroger sur son cas, et son éventuelle correspondance avec le tableau mentionné par Vasari.
Précisément, une pléthore d'indices portent à reconnaître la Madonna dei garofani dans la « Madone de Sienne » que Raphaël aurait confié, d’après Vasari, à Ridolfo del Ghirlandaio en 1508 « pour en terminer la draperie bleue et quelques petites choses qui manquaient », et qui fut « par la suite expédiée à Sienne », alors sous influence française (Duché de Milan) :
Ridolfo Ghirlandaio est l’auteur d’une citation picturale précise du motif de La Madone aux œillets de Raphaël, lorsqu’il peint, vers 1525, le retable de l’église du Saint Esprit de Prato (Chiesa del Sancto Spirito). Exception faite de la position d’une main, son Christ est conforme à l’Enfant tel qu’il est figuré sur La Madone Chatron (le raccourci de son pied droit est exact, et les cheveux sont bouclés).
Le peintre siennois Domenico Mecharino, dit Beccafumi, emprunte à deux reprises La Madonna dei garofani du Sanzio - qu’il a pu voir à Sienne : sa première citation est la Madone à l’Enfant conservée à la Pinacothèque dell’Académia di Carrara à Bergame ; la seconde, sa Sainte Famille avec Saint Jean-Baptiste Enfant et un donateur datée de 1528 et conservée au Musée de la fondation Horne de Florence (n° inv. 6523 [1916/1936]).
[...]
L’auteur de l’une des plus anciennes répliques connues de La Madonna dei garofani, Archita Ricci, exerçait en Ombrie, dans la province de Pérouse, non loin de Sienne.
Francesco Vanni, peintre et graveur de l’école siennoise, emprunte à Raphaël les traits de la Vierge de La Madone aux œillets dans sa Vierge de la Sainte famille (musée des Beaux Arts de Budapest, collection Esterházy).
La provenance française, ou de villes italiennes sous influence française (Duché de Milan et villes attachées), de toutes les plus anciennes répliques connues de La Madone aux œillets de Raphaël renforce la piste siennoise - la ville ayant été sous domination française jusqu’en 1525.
Enfin, le lien entre Raphaël, la France, et partant, les zones de la péninsule italienne sous domination française est parfaitement assuré, dès le printemps 1508 : Raphaël lui-même évoque les commandes pour 300 ducats d’or, qui lui sont faites « pour ici et pour la France », dans sa lettre du 28 avril 1508 qu’il adresse depuis Florence à son oncle, Simone de Batista di Ciarla da Urbino.
Je soutiens que la proposition d’identification de La Madonna dei garofani à la «Madone de Sienne » est d’autant plus pertinente que l’analyse scientifique de La Madone Chatron a révélé l’hétérogénéité du manteau bleu de la Vierge … Point précis sur lequel les spécialistes s’accordent pour reconnaître la preuve matérielle correspondant au tableau confié par le maître d’Urbin à Ridolfo del Ghirlandaio en 1508. D’une part, le diagnostic de La Madone Chatron a révélé des indices matériels significatifs d’une invention autographe concordante avec la date d’exécution picturale du motif restée inachevée (1508 - 1520) ; d’autre part, deux styles distincts sont apparus dans les précieux étalements outremer du manteau de la Vierge Chatron. Cette nouvelle piste siennoise s’avère déterminante, en ce qu’elle conduit à l’identification précise d’une œuvre de Raphaël Santi réputée disparue." Dr. Laure CHEVALIER, PhD.